NORVÈGE

Lars Mytting, Les cloches jumelles

EN BREF
Une saga familiale en toile de fond qui met en lumière les mutations de la Norvège au XIX. Transmission des traditions, souffle de la modernité, désir d’émancipation féminine et rivalité amoureuse sont les ingrédients de ce beau roman.
POUR ALLER PLUS LOIN

Stavkirke
Avant leur christianisation les vikings adoraient Thor ou Odin, et pratiquaient une religion excluant toute construction. C’est donc au moment de leur conversion au christianisme entre le XI et le XII siècle qu’apparaissent les premières églises dites debout, appelées stavkirke. Si l’église de Butangen, village norvégien non loin du Løsnesvatnet, est la véritable héroïne du roman de Lars Mtytting, c’est qu’au delà du témoignage patrimonial qu’elle représente, elle incarne l’âme de ce village.

Cette église qui a été dessinée par Johan Christian Dahl et qui exerce une fascination pour ceux qui en perçoivent la Beauté est au coeur d’un conflit opposant modernisme et archaïsme, superstition et rationalité. Elle se trouve au coeur de toute une série d’événements qui se déclenchent en cette année 1880.
Cette église est avant tout liée à la famille Hekne .Plus qu’un simple monument, elle est le lien invisible qui traverse les générations, porteuse du destin des femmes d’une même famille.
Une saga familiale
En effet le roman commence avec le décès de la femme d’Erik Hekne, après avoir donné naissance à deux soeurs siamoises, et s’achève sur Astrid, la descendante et protagoniste principale du roman, qui meurt à Kristiana après avoir accouché de deux garçons. Les cloches que le père a fait fondre après la mort des jumelles constituent, avec leurs cordes, ce lien indissoluble qui relie Astrid à son ancêtre puisqu’elle découvre, gravée dans le métal, cette inscription « En la très chère souvenance de Halfrid et de sa mère Astrid », « en la très chère souvenance de Gunhild et de sa mère Astrid » Lors de ce jeu de miroir, Astrid prend alors conscience qu’il lui faut préserver et sauver ces cloches à tout prix au titre de cette sororité.
Vikings et christianisme
Cette église est aussi représentative de la survivance des superstitions que le christianisme n’a jamais réussi à éradiquer totalement de la culture norvégienne.Son architecture originale reflète un mélange de paganisme et de christianisme : les toits successifs ornés de dragons ne sont pas sans évoquer les drakkars d’antan. Sur le portail disparu qu’Astrid retrouve dans une grange se trouve sculpté un gigantesque serpent dont la fonction consiste à empêcher les forces du Mal de pénétrer dans l’église. Une girouette surmonte le haut du clocher qui se révèle être, à la fin, un corbeau. Or, Odin, dieu de la tempête et de la guerre, était souvent représenté avec deux corbeaux juchés sur ses épaules. Vivante, bruissant des voix des morts, les pouvoirs de l’église tiennent aux cloches jumelles auxquelles on accorde de plus un don de prophétie : prévenir les villageois d’un danger ou les avertir de sinistres événements, comme la mort des soldats enrôlés lors de la guerre contre la Suède.


Mythologie nordique
Terreau des mythes nordiques, l’église avec ses cloches semble alimenter les histoires les plus folles, celles que narrent les anciens comme Klara : la fiancée du Midtstrand , ou l’année de la nuit du Rascle. À travers ces évocations on reconnait bien évidemment le serpent de Midgard ou la nuit du jugement dernier, nommé le Ragnarök, nuit au cours de laquelle Thor périra de la morsure du serpent qu’il a combattu. Ces voix ancestrales qui s’expriment confèrent à l’église son mystère: voix de la superstition pour certains, notamment le pasteur, ou voix profondes de la culture norvégienne pour Astrid.

Ainsi la fin du monde prophétique annoncée par Klara avant sa mort est celle d‘une Norvège rurale, peu touchée par le progrès, soumise à des superstitions, attachée à certains rites païens comme celui qui consiste à à brûler la paille sur laquelle sont couchés les morts afin d’interpréter l’avenir selon le sens emprunté par la fumée . Cette Norvège des trolls et des légendes a nourri la jeunesse d’Astrid. Elle est symbolisée par la tapisserie confectionnée par les soeurs jumelles, tapisserie significative puisqu’elle évoque encore la Nuit du Rascle, nuit du jugement dernier.
Détruire l’église, c’est donc d’une certaine manière tuer à la fois cette mémoire familiale et collective.

Triangle amoureux
Le pasteur Schweigaard est le chantre de cette Norvège moderne qui voit fleurir les premiers chemins de fer, apparaître le télégraphe, il entend entend moderniser le village et souhaite un bâtiment plus grand afin d’accueillir les fidèles. Pour ce faire il n’hésite pas à vendre l’église pour 900 couronnes, l’Allemagne étant prête à accueillir cette vieille église qui doit être reconstruite à Dresde. Pour mener à bien ses projets le pasteur a besoin du concours d’un jeune architecte qui doit servir ses desseins ainsi que ceux de l’Académie des Beaux Arts de Dresde.
Or ces deux hommes qui tombent amoureux d’Astrid posent un regard différent sur le bâtiment. Si l’un ne perçoit que la vétusté, l’air glacial qui s’infiltre dans le bâtiment, l’autre, en esthète, ressent toutes les forces invisibles qui se nichent dans les sculptures au point qu’il a envie de crier « vous ne pouvez quand même pas détruire ce chef d’oeuvre » et qu’il croit percevoir, dans le bruit des cloches comme un avertissement.
Pour le premier c’est l’occasion de révolutionner les rites funéraires et de faire table rase de ce paganisme résurgent. Pour le second, Gerhard Schönauer, c’est la possibilité d’entrer en communication avec les artisans, tous ceux qui ont façonné ce chef d’oeuvre. Avec sa sensibilité d’artiste il perçoit les vibrations qui émanent de l’église, réceptacle de toutes les émotions des hommes : espoir, chagrin….
De cette différence va naître une rivalité amoureuse, car Schönauer ne peut que se rapprocher d’Astrid.

On peut lire ainsi le combat amoureux ayant pour enjeu l’église, et au delà Astrid, comme celui auquel les dieux vont se livrer lors du jugement dernier. Le pasteur fait figure de Loki, celui qui trahit les dieux et concourt à la destruction du monde, symbolisé par l’église. Astrid représente la Walkyrie qui entend sauvegarder les cloches à défaut de ne pouvoir s’opposer au déplacement de l’église et Schönauer avec sa ligne qu’il jette dans le lac évoque Thor, qui succombera non plus à la morsure du serpent, mais à la malédiction des cloches.
L’histoire tragique des personnages est finalement inscrite dès le début du roman dans la trame du tissu de la tapisserie des soeur siamoises.