ANTHONY DOERR

La cité des nuages et des oiseaux

Au-delà des siècles, un même livre fascine plusieurs enfants.Un roman de quête et une remarquable odyssée afin de célébrer le pouvoir et la force de la littérature.
Antoine Diogène est un écrivain grec du II ème siècle. Il a écrit, Les Merveilles de l’au-delà de Thulé. Ce récit antique en 24 livres qui est à mi-chemin un récit de voyage, un roman d’amour et de science-fiction semble avoir inspiré l’auteur américain Anthony Doerr, dans la mesure où son livre mélange également vaisseau spatial, voyages, aventures, guerres et amour.
L’île de tous les rêves
Mais si Doerr a choisi cet auteur c’est que son récit initial semble avoir défié le temps au point que son île de Thulé, que les géographes ont eu du mal à identifier, a surtout permis d’ouvrir une brèche vers le rêve en matérialisant la fin d’un monde et le tremplin vers un au-delà possible. Thulé, a nourri les récits de la table ronde.Elle est apparue dans un roman de Madame de La Fayette, Alcidamie, et a resurgi dans une ballade de Goethe intitulé le roi de Thulé.



On retrouve aussi des traces de cette île , terreau de l’imaginaire, dans l’Odyssée d’Homère.
Ogygie, l’île de Calypso, est décrite comme un lieu magnifique à la végétation luxuriante. La Schérie, l’île des Phéaciens permet à Ulysse de se régénérer avant de retrouver Ithaque.
Or L’Odyssée est le livre qui réunit plusieurs personnages. Anna, la petite brodeuse de Constantinople, a la révélation de l’ouvrage d’Homère grâce à Licinius qui lui en explique la composition. Elle s’initie, peu à peu, au grec et l’île de Schérie représente, pour elle, le moyen de détruire mentalement les murailles qui l’entourent, à la fois celles de Constantinople et celles de la cellule monacale dans laquelle elle vit.
Pour Zéno, âgé de 7ans la Schérie lui permet de fuir les humiliations subies et de rêver à une cité idéale, au point qu’il nomme son chien Athéna en hommage à la déesse bienfaitrice servant de guide à Ulysse .
Enfin Konstance, isolée dans la capsule d’un vaisseau spatial, et orpheline depuis la mort de ses parents, entend retrouver les traces de cette Schérie dont lui parlait tant son père. Cloîtrée dans la capsule numéro 1, elle aspire à découvrir d’autres mondes. Au cours de son enquête elle parvient à retrouver les lieux liés à l’enfance de son père. Elle comprend alors que, ce qui a motivé l’engagement de son père dans cette mission spatiale, c’est avant tout le livre de Diogène la cité des nuages dont il possédait un exemplaire dans sa chambre.

Diogène et la cité des nuages
La cité des nuages et des oiseaux sert à structurer le livre de Doerr. Il est le fil d’Ariane qui relie les différents personnages. Le début de l’ouvrage s’ouvre d’ailleurs sur Konstance entourée de morceaux de papiers dont l’un fait allusion à la cité utopique du récit de Diogène. Cette cité idéale est ce qui pousse Aethon à voyager. Au début il se dirige vers la Thessalie dans l’espoir de trouver ce palais résidant dans les nuées.Chacune des métamorphoses qu’il subit : âne, corbeau, poisson est un moyen d’accéder à ce paradis rêvé. Le voyage est l’occasion de vivre des péripéties de découvrir des lieux différents, d’être confronté à des gens de toutes sortes : brigands, meunier, mortels ou dieux et ainsi de réfléchir sur le sens de son existence sur terre. Sa quête se termine d’ailleurs sur la résolution d’une énigme qui n’est pas sans rappeler l’affirmation de Socrate: « Tout ce que je sais c’est que je ne sais rien ».

Par le jeu de la mise en abyme, nous, lecteurs, suivons les péripéties d’Aethon, alors que les différents personnages lecteurs assidus de Diogène effectuent à leur tour un voyage dont ils tireront une leçon.
En effet le destin Anna évolue parallèlement à celui d’Aethon. Souvent elle profite de la tombée de la nuit pour se frayer un chemin jusqu’à l‘enceinte défensive de Constantinople et contempler en toute sérénité la mer. La cité grecque imaginée par Diogène stimule son désir d’ailleurs et de voyage. Comme le personnage elle a envie de briser son licol et de partir. L’attaque de Constantinople lui fournit l’occasion rêvée. En embarquant sur le navire d’Himérius elle se dirige vers l’ouest, car elle ne dispose pour boussole que de la vision qu’elle s’est forgée de la cité idéale.Le départ d’Omeir quittant son village de Bulgarie pour accompagner le sultan dans son désir de conquête coïncide au moment où Aethon franchit les portes de son village. D’ailleurs les rumeurs qui circulent sur Constantinople érigent cette dernière en une cité merveilleuse. Zéno, quant à lui, va s’engager dans la guerre et partir pour la Corée. Cette expérience de la souffrance ne fera qu’exacerber ce rêve d’une cité méconnaissant la douleur.
Le rêve qui pousse chaque personnage à voyager se concrétise à la fin de leur vie.Comme Aethon qui aspire à revenir chez lui, Anna comprend que la cité idéale est l’endroit où elle vit avec Omeir. Konstance met un terme à l’aventure spatiale et reprend contact avec le monde terrestre. La scène où elle se retrouve face à la mer est fortement symbolique, puisqu’elle abandonne l’univers nocturne dans lequel elle était plongée pour renaître dans une aurore, comme Ulysse, épuisé par son voyage, revient à la vie après son séjour chez les Phéaciens, avant de retourner à Ithaque. Zéno, quant à lui, en théâtralisant avec des enfants le livre de Diogène, finit à 86 ans par mieux s’accepter.C’est avec les enfants qu’il réalise qu’Aethon éprouve de la nostalgie et désire rentrer chez lui.


La force de la littérature: défier le temps
À travers des références constantes à l’antiquité Anthony Doerr rend hommage aux livres et au pouvoir que recèle la littérature.
On dit que Diogène conçut cette fable pour distraire sa nièce mourante.Les livres constituent une force pour chaque personnage. Par un jeu encore subtil de mise en abyme Anna essaie de soulager sa soeur des maux physiques qu’elle endure, depuis une malencontreuse chute, en lui lisant des passages de Diogène. Lors de son voyage en compagnie d’Omeir elle tente d’oublier la faim grâce à la lecture. Le ton mélodique du grec agit alors comme un appel, des oiseaux affluent, promesse de nourriture, une sorte de manne céleste.Plus tard lorsque son enfant est en proie à la fièvre et frôle la mort, la lecture de ce livre le ramène à la vie. Enfin, Rex prisonnier dans un camp coréen doit également sa survie au grec et à ses connaissances de l’antiquité.
Le livre de Diogène aide ainsi les personnages à se construire car, au delà de la fiction, il contient des vérités.Seul Seymour échappe à son pouvoir. La Nature et les animaux sont les compagnons qui l’aident à fuir ses maux.

Si Doerr choisit de construire son livre sur une temporalité qui commence avec le XV siècle et se clôt sur un futur digne de la science fiction, c’est qu’il entend aborder le problème de la transmission de la culture. Le codex de Diogène trouvé par Anna et qu’Omeir offrira au duc d’Urbino nous prouve qu’au delà des inondations, des drames humains, des guerres la littérature poursuit inexorablement son chemin dans la conscience des hommes.



En effet la chute de Constantinople comme événement dramatique scelle la fin du Moyen Âge et le début de l’humanisme. Celle que l’on nommait la nouvelle Rome fut le symbole de la chrétienté. Elle recelait de plus une bibliothèque, créée par Constantin premier, considérée comme l’une des plus importantes de l’antiquité.Si Constantin II a essayé de poursuivre l’oeuvre de son père, la bibliothèque a cependant connu des incendies, des pillages en raison de la quatrième croisade en 1204. La découverte par Anna de manuscrits brûlés, endommagés témoignent des destructions subies par les livres au cours des siècles. L’attrait des érudits italiens pour ces vieux manuscrits, leur départ, peu avant la chute de la ville ,nous rappellent ce que la renaissance doit à ces manuscrits grecs et antiques.Permettre au codex de parvenir à Urbino est voulu de la part de Doerr, qui rend ainsi hommage à ce foyer de la renaissance. En effet le duc Federico da Montefeltro a veillé à collectionner, rassembler des manuscrits afin de constituer une bibliothèque qui fut l’une des plus importantes après le vatican. En promouvant la culture et en rassemblant philosophes, lettrés et érudits il a contribué à ériger une sorte de Cité idéale dont l’architecte Leon Battista Alberti a esquissé quelques vues.
Le livre de Doerr qui multiplie les époques, les lieux, croise les destins des personnages trouve son unité dans ce cri d’amour lancé à la littérature.Le tissu du texte volontairement éclaté ne révèle son motif qu’au fil du cheminement d’Anna, la petite brodeuse.

Une mine d’or pour le lecteur


Outre les innombrables informations culturelles que nous distille Antony Doerr, l’écrivain a soin d’aborder des problèmes actuels : la manipulation des enfants par les réseaux sociaux, l’écologie, l’homosexualité, le terrorisme, l’intelligence artificielle .
Le lecteur navigue entre passé et futur, embrasse des espaces temporels vastes( 1453, 1947, 1950, 2020) On suit avec passion l’attaque de Constantinople pour laquelle Mehmed II engagea un maître canonnier, Orban capable de concevoir un engin de 8 mètres.On découvre que les prémices de l’imprimerie remonte au VIII siècle en Chine grâce à la xylographie, les caractères étant gravés sur sur une planche de bois.Mais à ces informations savamment dosées s’ajoutent, outre des événements historiques notoires, le destin de 4 enfants malmenés par la vie, Omeir né avec une malformation, Anna privée de parents, Zéno et Seymour rejetés en raison de leurs différences.
Les drames humains, narrés de façon fragmentée et à l’aide d’analepses, deviennent tout aussi importants que la réflexion littéraire.
Doerr réussit ainsi une oeuvre majeure dans laquelle il redonne ses lettres de noblesse à l’humanisme.