ANDREÏ KOURKOV, LES ABEILLES GRISES, prix Médicis 2022
EN BREF
Deux hommes ordinaires pris en tenaille entre l’armée ukrainienne et l’armée russe, leur quotidien, leur amitié alors que tout les oppose. Des abeilles qui vont voyager jusqu’en Crimée et la découverte, au-delà de la guerre, de tout ce qui fait la richesse des Hommes.
POUR ALLER PLUS LOIN
Andreï Kourkov peint dans son livre le quotidien des oubliés de la guerre, ceux qui vivent dans la zone grise, entre les séparatistes de Donetsk et l’Ukraine. Depuis 3 ans Mala Strarogradvika a été désertée par ses habitants partis pour Odessa ou Mykolaïv et le quotidien de Sergueïtch n’est souvent rythmé que par par le bruit des canons, des tirs ou des déflagrations. Avec lui ne demeure que son ami-ennemi Pachka. Le premier est ukrainien et le deuxième plutôt pro russe.
La guerre au quotidien
soldat russe près d’un blindé
Pour peindre la guerre Andrei Kourkov élude les combats qu’il ne matérialise que par des bruits : tirs de canons, obus, déflagrations qui font voler en éclats les vitres de la maison de Pachka. Mais il suffit de deux scènes pour que surgisse la violence dans toute son horreur. La première tient au corps d’un jeune soldat qui gît au fond du jardin de Sergueïtch et qui est privé de sépulture. L’autre confronte notre ukrainien aux membres épars du corps d’un snipper russe piégé par une mine : pied coupé, oreille, « os blanc émergeant de la chair rouge ».
Les traces de cette guerre sont aussi visibles à travers les destructions qui métamorphosent les lieux au point de les rendre méconnaissables.Ce sont les maisons détruites, les granges réduites en poussière, l’église volatilisée. Mala Starogradvika ressemble à une ville fantôme où les seuls signes de présence se résument parfois à une pancarte destinée à signifier que les habitants de la maison désertée sont encore en vie.Le paysage environnant porte les traces visibles de ce conflit au point que, lors d’une marche vers un village proche, Sergueïtch ne reconnaît plus les lieux car la route a disparu, laissant place à un cratère.
village ukrainien
C’est surtout à travers le manque et l’absence qu’Andreï Kourkov aborde ce conflit. Pour Sergueïtch cela se manifeste à travers son portable qu’il ne peut recharger faute d’électricité, le charbon qu’il doit économiser ou la nourriture qui se résume parfois à une tartine accompagnée de miel. C’est également sa pension d’invalide qu’il ne reçoit plus ou le courrier qui n’est plus distribué. Enfin le manque des autres rend la présence de Pachka plus précieuse au point que les deux hommes peu à peu se rapprochent l’un de l’autre.
Temps et silence
Dans cet univers plongé sous la neige, les jours s’écoulent de façon monotone.Le temps semble se diluer dans une vacuité que seuls les gestes du quotidien peuvent suspendre.
De ce fait la conscience du temps s’estompe. C’est la raison pour laquelle Sergueïtch accorde autant d’importance à son réveil ou à l’horloge de Pachka. Que l’horloge de Pachka puisse s’arrêter il ne le conçoit pas, car la marche du temps doit se poursuivre, cet arrêt de la temporalité serait comme un arrêt de mort. Il n’hésite donc pas à forcer la porte de la maison de son ami-ennemi pour éviter que le poids de l’horloge ne chute à terre.
Si l’un est attentif au bruit des heures, l’autre est davantage sensible aux jours barrés du calendrier qui lui permettent de connaître la date.
Pour Segueïtch le temps est doté d’une résonance, le bruit des aiguilles, car elles ont le pouvoir de faire ressortir la richesse du silence.
Le silence n’est pas uniforme il est composé de bruits imperceptibles.
Dans ce roman les sens sont particulièrement exacerbés.Le silence dans lequel est plongé le village permet à Sergueïtch d’être à l’écoute des bruits rassurants de sa maisonnée, le chant de sa bouilloire, les bruits de son corps: une toux annonciatrice d’un coup de froid, le bruit de l’alcool dans sa tête lié à un excès de vodka et par dessus tout le bourdonnement apaisant de ses abeilles.
La couleur en contrepoint du gris
village ukrainien
Au delà des problèmes politiques et du conflit qui oppose Ukrainiens et séparatistes Andrei Khourkov privilégie l’humain.
Certes Pachka est pro russe et entend commémorer la victoire soviétique du 23 février, il fréquente les soldats russes notamment Vladilen alors que les amitiés de Sergueïtch le poussent plutôt vers les ukrainiens et Pétro, un jeune soldat ukrainien de 23 ans.
Mais au delà des étiquettes que l’on affecte aux hommes: « ukrop », pour les ukrainiens pro européens, « bandéristes » pour qualifier l’armée ukrainienne et rappeler ses liens avec les nazis au moment de la seconde guerre mondiale, Kourkov entend mettre en relief les valeurs humaines capables de transcender les peuples, les religions ou les idéologies. Sergueïtch, pour réparer la maison de Paschka, refuse ainsi de s’emparer des vitres des arméniens partis du village, car il les considère comme faisant partie de leur communauté.
Musulmans ou orthodoxes, les coutumes diffèrent et peuvent étonner. Ainsi l’amitié que le personnage voue à Athem, apiculture en Crimée d’origine Tatar, est sincère et c’est grâce à l’accueil de sa femme et à la générosité de cette famille qu’il peut apporter à ses abeilles l’accalmie dont elles ont besoin et récolter son miel.
Alors pour faire contrepoint à ce linceul de neige qui recouvre le village Sergueïtch se raccroche à ses rêves et à ses souvenirs.La guerre a tout absorbé silence et couleurs.Tout paraît gris. Mais les souvenirs de Sergueïtch s ‘expriment toujours en couleur : la robe avec les fourmis rouges de sa femme Vitalia, le manteau bleue qu’elle portait, les bottes de cuir marron, son châle gris. Ces couleurs symbolisent les jours heureux passés avec sa femme avant qu’elle ne le quitte, l’époque d’avant guerre.
Parfois ces couleurs évoluent et se modifient lorsque la réalité s’introduit dans ses rêves. La couleur du deuil que porte son épouse correspond alors au retour vers la guerre et aux explosions qui le réveillent.
« Il y dans les hommes plus de choses à admirer que de choses à mépriser »
Camus
Femme tatar
La politique, terreau de la haine
visite de Poutine en Crimée
le poète taras Chevtchenko
En revanche la guerre, la politique ranime les animosités entre les hommes. Arrivé en Ukraine, Sergueïtch sera pris à parti par un jeune, blessé pendant la guerre et qui le considèrera comme responsable de la mort d’un homme du village, parce qu’il habite du côté des séparatistes.
L’absence de discernement engendre la violence celle qui pousse ce jeune ukrainien à vouloir détruire la voiture de Sergueïtch et ses ruches.
La haine est politique, elle est le fruit de la manipulation des journalistes et des gouvernants. Si les habitants de Crimée ne tolèrent pas les Tatars, cela s’explique par la politique, celle d’un Poutine dont une femme en Crimée affirme « qu’il ne ment pas ». Au nom de cette politique on arrête de façon arbitraire, Békir, le fils d’Athem, on tue le père ou on pratique le chantage pour forcer les tatars à s’enrôler dans l’armée russe.
Ukrainien avant tout
Le personnage défend à sa manière son pays . Il rebaptise la rue dans laquelle il habite en lui donnant le nom de Chevtchenko car c’est un poète et une figure emblématique de l’Ukraine, préférant que son ami-ennemi habite la rue Lénine.Il s’inquiète pour la vie de Pétro jeune soldat ukrainien et n’hésite pas à lui verser de la vodka dans un verre en forme de soulier en cristal alors qu’il refusera de le faire pour le russe Vladilen
Engagé le roman de Kourkov l’est grâce à cette dénonciation subtile de la politique russe.En éradiquant les discours, les images télévisées, il ne reste que des hommes . La générosité d’un jeune soldat pro russe le pousse à jouer le père Frimas auprès d’enfants de la zone grise afin de leur apporter des bonbons, quitte à mourir. À Paschka, réticent à l’enterrer parce qu’il pourrait être ukrainien, Sergueïtch s’écrie: « Mais c’est un être humain ».
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