LE FILS DU PÈRE de Victor del Árbol, un roman noir ?
Un roman policier qui embrasse l’histoire de l’Espagne
Ce roman policier fonctionne comme une tragédie grecque Le fatum prend la forme d’une malédiction qui frappe trois générations.Incapables de contrôler la violence coulant dans leurs veines, les hommes de la famille Virtudes finissent par s’autodétruire inexorablement dans cette grande fresque qui commence en 1936 en Estrémadure et s’achève en 2010 à Barcelone.

De la malédiction des Atrides à celle des Virtudes
Si le roman de Victor de Árbol emprunte à la tragédie grecque c’est que les hommes de cette famille sont les victimes de dieux tout puissants : les PATRIOTA. En effet depuis que l’oncle Joachim a tué un membre de cette famille de notables, une malédiction, comme dans l’Orestie d’Eschyle pèse non sur les Atrides, mais sur sur les Virtudes. La décapitation commise par Joachim, le frère d’Alma Virtudes, lors de la guerre civile espagnole éclabousse tous les membres des Virtudes. La pendaison de l’oncle, au moment où la république vacille, n’est que le premier acte d’une vengeance qui se poursuit à travers les générations. Chaque père connaît le bannissement. Simon, le grand-père de Diego, doit s’exiler loin des siens pour aller combattre en Union Soviétique. Son fils à son tour doit intégrer la légion étrangère et partir dans le désert du Sahara oriental après avoir été faussement accusé de viol par la grand-mère de la famille Patriota. Enfin Diego, le petit fils, finit par commettre un crime et finit sa vie en prison.
L’originalité de Victor Del Árbol c’est de lier le destin tragique de ces hommes aux événements historiques de l’Espagne en nous dévoilant une société dominée par les riches et qui offre aux pauvres peu de chances de sortie. La chaîne qui emprisonne cette famille a pour nom: Misère.


Les Virtudes de la seconde génération vivent dans des conditions précaires et dans un quartier de Barcelone qui ressemble plus à une décharge.Appartenant à un milieu rural ils font partie de cette main d’oeuvre de migrants qui va quitter les campagnes en espérant trouver du travail dans les villes. Mais cet afflux massif de paysans en 1950 ne fait que contribuer à la floraison de bidonvilles.
À Barcelone les Virtudes évoluent dans des conditions d’hygiène rudimentaires et sont confrontés aux rats. La mère de Diego est obligée de quémander de la nourriture auprès d’associations caritatives et ne peut habiller Liria, la soeur de Diego, qu’avec des vêtements de récupération.Comparant Barcelone à la ville de Troie l’auteur nous fait comprendre que le coeur du roman se trouve dans ce combat contre la misère..

Rendus vulnérables par leur pauvreté les Virtudes sont à la merci de ceux qui détiennent le pouvoir et les richesses.
Dieux insatiables, les Patriota se nourrissent de chair fraîche, peu importe l’âge de la main d’oeuvre qu’ils recrutent, ils embauchent le fils de Simon, âgé de 14 ans afin d’exécuter des travaux harassants.
Telle une épée de Damoclès suspendue au-dessus de la tête des Virtudes les Patriota ne les ont gardés à leur service que pour mieux les menacer d’expulsion et ainsi obtenir d’eux une soumission totale. Les tenir à leur merci est un moyen de se venger.
La malédiction de l’Histoire: Franco
Avec le régime de Franco se met en place tout un système d’asservissement, de délation et d’humiliation qui vise peu à peu à déshumaniser totalement les hommes. Comme il faut un coupable aux graffiti anti-franquistes, Simon, le grand-père, employé comme contremaître, doit ainsi accuser un enfant innocent sous peine de connaître une déchéance encore plus grande : être envoyé dans les grottes du Mocho, lieu où évoluent les parias et exclus de la société, telles les ombres des enfers. Or cette expulsion il n’y échappera pas.
De plus le fils de Simon sera torturé par le lieutenant Ochoa pour un viol inventé de toutes pièces par la grand-mère Patriota. L’opprobre subie, la pauvreté alimenteront de ce fait une violence qui coulera dans les veines de tous les membres de la famille Virtudes.
Posséder la Grande Maison des Patriota devient ainsi pour les vaincus comme une revanche et une victoire sur tout ce qu’ils ont enduré.

L’indifférence de l’Histoire



Ce livre juxtapose volontairement l’Histoire et les vies anodines des petites gens.On se rend compte que les événements historiques n’ont aucune prise sur ceux qui sont voués à courber l’échine. Le régime de Franco n’apporte pas de pain aux plus démunis.
Dan ce livre il est davantage question de survie que d’idéologie.Embarqué dans le courant de l’Histoire, Simon apparaît indifférent aux idées ou aux discours prononcés, il agit avant tout par opportunisme. Lorsqu’il est embrigadé pour combattre en Union soviétique, au moment de la seconde guerre mondiale, il découvre la barbarie et laisse sourdre par moments un reste d’humanité: tendre une gourd d’eau à une femme juive ou tuer son ami Marcelo qui agresse violemment des jeunes filles civiles.Des années plus tard le fils de Simon, de retour du Sahara ressent cette même impression d’être un laissé pour compte de l’Histoire.Pour subvenir aux besoins de sa famille il n’a d’autre choix que de trahir et Diégo, au moment du putsch tenté par des membres de la garde civile contre la démocratie en février 1981, est obligé de voler du pain pour aider son frère.
Les soubresauts de l’Histoire n’ont donc aucune incidence sur la vie des petites gens quelles que soient les époques.
Comédie sociale et theatrum mundi
Victor deL Arbol joue également à l’intérieur de ce roman avec la notion de theatrum mundi. À l’instar des comédiens grecs, les personnages arborent des masques.
En insérant les notes écrites par Diégo après son arrestation, en introduisant des analepses, le lecteur est invité à se frayer un chemin jusqu’à l’être des personnages et ainsi à construire lui-même la Vérité. Car ces images sont aussi celles fallacieuses de la respectabilité. Victor del Arbol brise le vernis social des milieux bourgeois et nous révèle leurs turpitudes, leur perversité. Juges ou universitaires brillent par leur médiocrité : Orlando, le patron de Diego, fréquente des milieux échangistes et couche avec la belle-fille de Diégo, âgée de 18 ans, le père de Martin Pearce, s’adonne à des pratiques sadomasochistes.Leur position sociale ne peut que faire ressortir leur vilénie et la trahison des valeurs qu’ils sont censés incarner.
Diégo a l’impression que son père est « un déguisement » et lui même est conscient d’arborer différentes images et de jouer des rôles multiples : l’universitaire, l’homme respectable ayant réussi à s’extirper de la misère, l’homme qui couche avec ses étudiantes, enfin l’assassin. Ce foisonnement d’images traduit pour Diego ou son père le besoin de briser leurs chaînes, de contrer la malédiction en se forgeant un destin pour obtenir une forme de reconnaissance. Toutefois Diego, qui a voulu occulter son passé en se hissant socialement et en épousant une femme riche, a l’impression de duper ceux qui l’entourent et de participer à une vaste comédie. Au fond de lui subsiste, même s’il le nie, un attachement au père.

Ce roman est donc aussi un cri de haine et d’amour adressé au père, malgré les mensonges, les non-dits sur lesquels s’est construite cette relation.Le fils du père évoque à la fois la filiation, la révolte de Satan contre Dieu, le reniement des fils qui refusent d’aimer leurs pères et dont les actes les engagent vers le Mal.Le roman de Victor del Árbor rappelle certains ouvrages de Dostoïevsky par la place qu’occupe le Mal à l’intérieur et qui semble parfois une question de choix.
Un roman âpre et dense, à la lecture duquel on sort groggy.