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LAURINE ROUX, L’Autre moitié du monde

POUR ALLER PLUS LOIN
EN BREF

En 1930, dans le delta de l’ÈBRE, des paysans asservis par une marquise sans pitié découvrent le syndicalisme et les idées communistes.

Une quête de liberté alors que L’Espagne commence à être gangrenée par le fascisme .

L’autre moitié du monde c’est cette Espagne rurale, trimant dur et sans relâche, ignorée par le gouvernement, méprisée par les castes qui l’exploitent.

Le roman de Laurine Roux ne cesse de mettre en opposition les lieux, les manières de vivre et deux Espagnes qui s’affrontent sur fond de front populaire et de guerre civile espagnole. 

La première opposition prend la forme du château de la famille Ibanez propriétaire des rizières dans lesquelles s’échinent les paysans. 

Château de Miravet

Ce château, jadis construit par Torquemada pour entasser des prisonniers, est souvent associé à des métaphores péjoratives. Ses fenêtres sont comparées à des toiles d’araignées, car, sous la férule de son autorité,  la marquise a su asservir les paysans, les emprisonner dans la toile de ses exigences.Les veines noires des colonnes en marbre ne font que refléter la cruauté de ses habitants : celle notamment de Carlos qui enferme des alamos dans des cages et qui les affame volontairement afin d’aiguiser leur violence. 

Le château devient d’ailleurs, sous la plume de l’auteur, une bête monstrueuse prête à se réveiller.Lieu sinistre propice aux vices et aux secrets, sa noirceur ne fait que contraster avec les multiples couleurs du delta de l’Ebre. 

Terre agricole fertile, L’Ebre donne lieu à toute une palettes de couleurs vives, les jaunes et les bleus. Avec le lever du jour la lagune semble même s’auréoler d’or.Cette terre avec les animaux qui la peuplent, ses plantes est synonyme de richesse et de  liberté.

vue du delta de l’ÈBRE
Flore du delta d l’ÈBRE

C’est au sein de cette nature que grandit Toya , la fille de Pilar et de Juan tous deux au service de la famille Ibanez. La mère est leur cuisinière et le père travaille dans les rizières.

Toya, comparée souvent à un jeune chat sauvage, court librement dans le delta de l’Èbre. Son corps fusionne avec les éléments, elle foule de ses pieds la terre, se laisse caresser par le soleil et adore se baigner dans le delta. Elle se nourrit des fruits qu’elle ramasse ou de palourdes.

C’est l’observation des  animaux  qui l’initie à la vie. En effet elle a l’intuition de l’amour à travers deux tortues qui se chevauchent l’une, l’autre. Puis prend conscience des injustices sociales  en voyant les échassiers se saisir des poissons  dont ils sont amateurs.

De ce fait elle  assimile les personnages à des animaux.  Si un  héron sévère lui rappelle le père Miguel, prêtre au service des intérêts de la famille Ibanez ; à travers Pedro, le pêcheur, elle devine l’air vivifiant de la haute mer.

Ne fréquentant pas l’école toutes ses émotions la ramènent au delta. Ainsi lorsqu’elle entend pour la première fois Horacio, l’instituteur, sa manière de parler lui fait penser à l’écoulement de l’eau.Les mots semblables aux alluvions portés par L’Èbre cheminent à l’intérieur d’elle et la fécondent à son insu.

C’est ce qui la conduira à vouloir s’instruire et fréquenter l’école.

Ainsi se dessine une deuxième opposition entre  bourreaux et victimes.

Si Pilar est la victime de Carlos, le fils.Pepe le jardinier est aussi une victime de la marquise.La beauté des rosiers  dont il s’occupe exprime l’amour que le jardinier entretient avec ses fleurs, mais dans son âme croissent des mauvaises herbes, celles des pensées malsaines qui font naître en lui des désirs de meurtre suite aux humiliations quotidiennes qu’il subit.

Enfin Juan fera aussi partie des victimes de la marquise, puisqu’accusé injustement d’avoir fomenté des troubles, il sera emprisonné après que les hommes du village ont eu une altercation avec le prêtre Miguel, ce dernier ne les ayant pas autorisés à pénétrer dans l’église. Alors qu’ils recherchent le meurtrier de la petite Rita, une bagarre a éclaté dont ils sont tenus responsables.

Agressions sexuelles, insultes, arrestations arbitraires, brimades ne sont que  l’expression  légitime pour les Ibanez de leur domination.

Deux mondes se dessinent qui font contraster laideur et beauté.

La laideur des Ibanez éclate  à travers leur luxe, leurs parfums superficiels qui ne peuvent rivaliser avec les effluves naturels des mets concoctés par Pilar ou ceux de la nature. Ils sont semblables à une excroissance, une tumeur maligne qui corrompt ceux qui les entourent.

La pâleur du visage de Pilar, qui vire du blanc au gris, le silence dans lequel elle s’emmure, la perte de saveur de sa cuisine traduit ce chancre qui la ronge et qu’elle ne peut révéler, cette saleté qui la souille.

Une fois son père emprisonné, cette beauté de la nature, Toya cesse momentanément de la percevoir.

Courbet, Femme espagnole, 1855

Même l’amour devient vulgarité chez les Ibanez. La marquise ressemble davantage à une prostituée sur le retour qu’à une aristocrate. Le désir apparaît dans sa brutalité aussi bien physique que verbale. Tandis que, lorsque l’amour naît progressivement dans le coeur de Toya, la langue de Laurine Roux se fait plus poétique.

En effet d’un côté l’auteur réduit l’amour à la sexualité, aux désirs qui tenaillent le corps et qu’il faut satisfaire.Alors que de l’autre côté l’amour passe par l’éclosion lente de sentiments dont il faut peu à peu prendre conscience: une nouvelle carte du tendre.

La relation entre Horacio et Toya suit plusieurs  étapes et progresse en même temps qu’évolue le corps de la jeune fille dont les formes s’épanouissent peu à peu.

Jeune sauvageonne au début du roman, le jeune instituteur évite de la brusquer. De plus l’on remarque que ses idées suivent la même trajectoire que celle que Toya adopte pour traquer les bêtes. Cette façon d’agir va permettre à Toya de se rapprocher graduellement du jeune homme et leur camaraderie va se muer en un amour passionné.

Il est naturel que, à la fin du roman, la mer serve de décor à la fusion de leurs deux corps. Leur étreinte marque une réconciliation avec la beauté du monde: des notes de musique, des graines d’oeillets et pour ligne d’horizon l’immensité.

Cette parenthèse qui, avec l’envol d’une sterne, est promesse de bonheur fait également ressortir la laideur de l’Histoire et du fascisme.

Mort et Vie s’entrelacent inextricablement.

Ce livre montre de plus la lente progression sournoise des fascistes et de Franco dans l’Espagne républicaine.

INTERVIEW DE FRANCO, 10 juin 1937(« huit jours chez Franco »)
Révolte dans les Asturies, 1934

La Marquise, dont le mari ne cesse de vanter son sens de l’autorité, nous donne un avant goût de cette dictature que va connaître l’Espagne avec Franco. Non contente d’opprimer les ouvriers agricoles, en bafouant leurs droits les plus élémentaires, elle leur fait signer des documents afin d’empêcher tout rassemblement et réprime les droits de grève.

Les hommes de cette famille n’aspirant qu’à la force entretiennent des relations avec les militaires. Ils approuvent les coups de force nationalistes de Sanjurjo, et cherchent à y participer.L’échec de ce coup d’état se solde certes pour le marquis par un emprisonnement dans une île, mais cela ne fait que renforcer leurs idées et leur désir de se rapprocher de la phalange. 

Sanjurjo

Parallèlement on devine l’instabilité de la République qui entend ne pas sombrer trop à gauche. Atermoiements et divisions ne font que la fragiliser.

De ce fait les mouvements de grève dans les Asturies sont réprimés par la force.

Le président Azana en recourant à la légion étrangère permet à Franco de s’illustrer déjà dans la répression.L’écrasement de la révolte organisée par les paysans qui se sont emparés du château scelle la fin des changements espérés, des idées communistes, la fin de la république et la victoire des militaires.

L’avènement de Franco est rendu possible en raison du jeu politique qui se met en place, l’Italie et l’Allemagne se sont rangés du côté du dictateur. L’arrivée des avions qui bombardent le château marque alors le triomphe des dictatures en Europe.

Malgré les morts, les emprisonnements, les enfants arrachés à leurs mères et confiés à des familles catholiques et phalangistes, le roman se termine sur une note d’espoir celui d‘une filiation et d’une transmission.

Affiche de propagande révolutionnaire, guerre civile espagnole
Défilé de la Victoire de Franco, 1939

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