JULIE RUOCCO, Furies
Derrière le trafic d’objets antiques et la guerre en Syrie, la quête d’une femme qui en sauvant une enfant se sauve elle-même. Un livre qui donne chair à la souffrance avec le personnage d’Asim un pompier devenu fossoyeur depuis que sa soeur a été tuée par les djihadistes.

En intitulant son livre Furies Julie Ruocco rend hommage aux déesses vengeresses, celles que l’on nomme également Erynies. Peintes par Bouguerau, elles poussent Oreste à la folie, après le meurtre de sa mère, car elles persécutent ceux qui ont commis des actes répréhensibles.Dans le roman elles prennent leur source dans une pierre trouvée lors d’une fouille représentant une femme ailée, couronnée de serpents et que la jeune archéologue subtilisera à l’insu de sa hiérarchie, puis qu’elle transformera en pendentif.
Cette FURIE revient comme un leitmotiv dans le roman.Elle peut tout à la fois devenir pesante lorsque Bérénice éprouve un sentiment de culpabilité au regard de ses égarements passés ou receler un pouvoir apaisant sur l’enfant qui joue avec le pendentif comme si cette femme gravée était promesse de justice.La tête décapitée de Taym entourée de serpents qui apparaît dans le rêve de son frère Asim fait écho à la déesse vengeresse.
En effet dans le chaos de la Syrie après les espoirs déçus de la révolution et les massacres organisés par Bachar, les crimes commis par les djihadistes réclament aussi vengeance. Toutefois si la Furie continue de marquer son empreinte sur le cou de Bérénice, c’est que dans ce bourbier infâme se posent plus que jamais les notions d’éthique, de juste et d’injuste au point que les soldates kurdes engagées dans le conflit estiment qu’il n’est pas de leur mission de décider du sort des enfants des djihadistes prisonniers ou tués. Bérénice ne peut se délester de la Furie, l’enfouir dans sa terre natale, la Grèce, que lorsque la Cour pénale internationale, grâce à son aide,se saisira de ce dossier épineux.
Le pluriel du titre nous rappelle que ces déesses étaient souvent au nombre de trois et le roman met en place également trois figures féminines qui participent, à leur manière à lutter contre l’horreur : Taym , la soeur d’Asim, Bérénice la jeune archéologue enfin les soldates kurdes, Rokan alliée à la commandante Bahia.


Le livre est un hommage aux femmes. Le conflit syrien dépasse le cadre géopolitique que nous lui connaissons pour prendre une ampleur universelle celle d’une révolte millénaire, d’une guerre ancestrale liée aux hommes. Rokan dans un long discours démontre que la violence est inhérente à la gent masculine et qu’elle a donné naissance à un patriarcat nocif : chaque guerre a affermi le pouvoir des hommes, conforté leur supériorité, établi des lois les conduisant à ignorer les plus faibles.Le combat des soldates kurdes contre les djihadistes est mû par ce désir de liberté ; leur signe de ralliement : « jin, jiyan,azadi »( Femme, vie, liberté).Dans leur combat il n’est nulle question d’idéologie, de religion, mais d’aspiration à retrouver une dignité perdue, celle qui fait plier les hommes ou les femmes à genoux.
La deuxième figure de proue de ce roman s’appelle Taym. En première ligne alors que dans la mouvance du printemps arabe, les femmes, les enfants oubliant la peur, osent sortir de leurs maisons, participer à des cortèges pour entonner des hymnes de liberté, croyant l’abolition de la tyrannie possible, Taym, animée par son désir de dignité et de justice, harangue la foule, fédère les espoirs de tout un peuple. Malheureusement elle est aussi cette héroïne tragique qui assiste sans pouvoir la contrecarrer à l’extension de la violence.Alors que l’on traque les révolutionnaires, que les cadavres s’accumulent, elle doit se terrer chez elle et donner une autre forme à son combat.. Elle collecte alors via internet les exactions commises par Bachar, stockent les preuves sur son ordinateur, bien décidée à informer le monde de ce qui se passe dans son pays.Menacée par les extrémistes elle n’accepte le faux mariage que lui propose son frère que parce que cette noce est le moyen de braver tous ceux qui entendent restreindre la liberté de son pays. En se maquillant et en laissant ses cheveux flotter, elle marche sciemment vers sa mort, consciente de déchaîner par son impudeur les foudres des djihadistes.Cette mariée décapitée symbolise alors le rêve avorté des femmes syriennes condamnées désormais à subir le joug de la hisba( la police des moeurs).Toutefois le combat de la soeur d’Asim n’est pas vain, il se prolonge d’une part grâce à Bérénice qui hérite de sa clé USB, d’autre part grâce à l’enfant qui, en portant son nom, réincarne cette figure d’espoir et d’avenir.


Enfin la quête d’identité de Bérénice, jeune femme privée de mère, coïncide à la fois avec la destruction de Palmyre par les djihadistes et la mort de son père.Cet enfant qui, dans un rêve, l’aide à dire adieu à son père au milieu d’un site en ruines est certes l’enfant qu’elle a recueilli mais aussi elle-même qui ignore son origine tout comme celle de son père.
En acceptant cet enfant que lui a confié la femme du camp, elle comprend progressivement qu’elle réitère le geste de son père.Derrière ce besoin de déterrer des trésors enfouis, apparaît le besoin de traquer les silences, soulever le voile pesant sur son enfance.Sa quête du passé est mue inconsciemment par une quête de ses propres origines. Sa quête mémorielle est aussi une quête physique, notamment lorsque, adolescente,’elle appréhende son corps comme une façon de l’extraire de tout ce qui l’ensevelit et contribue à faire de la femme un objet de conquête, Refusant le regard des hommes susceptible de la réifier, elle n’a de cesse que de les défier.Si elle se lie d’amitié avec Rokan c’est qu’elle conçoit la vie parfois comme un combat, une guerre destinée à rétablir le rapport de forces entres hommes et femmes, mais aussi une guerre pour la Liberté.



En effet Bérénice, à l’image d’Asim, va vivre une catabase.
Asim en plongeant dans la fosse aux cadavres plonge en enfer, tout comme Bérénice qui en découvrant les fichiers enregistrés par Taym plonge dans l’horreur de la guerre syrienne, des tortures, des armes chimiques..Une sororité se crée entre la défunte et la jeune archéologue au point que Bérénice ressent le besoin de poursuivre le travail de la syrienne et de transformer le vol d’antiquités en vol de vies, de témoignages pour permettre à toutes ces voix tues de résonner lors des procès pour crimes contre l’humanité qui auront lieu en Allemagne.

Hymne à la liberté, ce livre met également en en lumière l’asservissement que tout régime obscurantiste peut faire peser sur les femmes : que ce soit la jeune enfant menacée de mort sous le prétexte de porter une tenue indécente ou l’infirmière punie pour avoir été touchée, lors du placement d’une perfusion, par la main d’Asim.Enfin ce livre nous invite à nous questionner sur le renoncement à cette liberté par les français ayant décidé de rejoindre Daesh, nourris par une histoire de France qui les a convaincus de devenir à leur tour les participants à une guerre afin de conquérir une royauté dans un Orient fantasmé.
Un livre âpre et poétique dont l’écriture nous fait ressentir tout à la fois le souffle de la violence et celui de la Liberté.Un livre qui fait écho au combat des femmes en Iran alors que résonne, depuis la mort de Masha Amini, ce même cri « Femmes, vie, Liberté ».