|

IAN MANOOK, Le Chant d’Haïganouch

EN BREF

Le sentiment patriotique arménien confronté à l’écrasant régime soviétique de Staline. L’odyssée d’un homme qui va connaître les camps, le goulag avant de retrouver une France qu’il n’aurait pas dû quitter. Ce Chant d’Haïganouch c’est aussi celui des intellectuels ou poètes qui résistent face au totalitarisme.

Pour aller plus loin

A travers les péripéties d’Agop qui quitte la France pour s’installer en Arménie soviétique, Ian Manook nous dépeint avec une grande justesse le fonctionnement d’un régime répressif et totalitaire.

En effet Staline auréolé du prestige d’avoir vaincu l’Allemagne nazie exploite la nostalgie des Arméniens afin qu’ils quittent les pays dans lesquels ils sont réfugiés.Toutefois là commence l’illusion car ce pays ne correspond pas au vaste territoire que souhaitaient reconstituer certains Arméniens, celui qui, sous Tigrane II le grand, vers 140, comprenait, outre la République d’Arménie, une partie de la Turquie, le Nakhitchevan, une partie de l’Azerbaïdjan, le haut Karabagh….Cette Arménie soviétique fait partie des 15 républiques fédérées, elle correspond à l’Arménie orientale dont la capitale est Erevan, puisque ce territoire s’est rétréci au fil des conquêtes et que la région d’Erzerum appartient à la Turquie.

Embarquement sur le Rossia

Le 6 Septembre 1947 l’embarquement sur le Rossia, navire confisqué aux nazis, fait figure de symbole d’autant que la distribution de pain blanc, rare après la guerre, érige Staline en un Dieu suprême, sauveur des peuples. Malheureusement ces signes de convivialité et d’hospitalité sont de courte durée et le pain noir que les Arméniens reçoivent, lorsqu’ils sont dans les eaux turques, est un avant goût des malheurs qu’ils vont connaître en URSS.Leur enthousiasme devient vite un calvaire dans ce retour sur les lieux du génocide Très vite Agop comprend alors que, lorsque l’on veut les dessaisir de leurs papiers d’identité, on entend les priver de leur liberté.

Les couleurs au fil de la traversée se transforment en des teintes grisâtres et la nature ne cesse de lui annoncer son destin. À son arrivée à Batoumi le ciel devient sombre. La  dégradation du décor, la misère que les Arméniens découvrent leur signifient leur triste sort, celui d’êtres abandonnés à la tyrannie de Staline. Avec les frontières de leur patrie dessinées par Staline en 1936, le république arménienne dépend à la fois de la Géorgie et de l’Azerbaïdjan.

Commence une tragédie au cours de laquelle le vaste espace de l’URSS se mue progressivement en prison: après Erevan Agop est envoyé en Sibérie.

Herviot, Profondeur
Déportation forcée des Arméniens par les Soviétiques

Ce que nous révèle le roman c’est la façon arbitraire dont fonctionne le régime stalinien qui  use de la violence et exploite la peur pour asservir son peuple et le condamner à accepter toutes les mesures prises par un autocrate. La répression s’accompagne d’exterminations de masse ou de déportations. Cela avait commencé en 1930 avec les koulaks, dans le cadre de la collectivisation, cela se poursuit avec les gens considérés comme socialement nuisibles au gré d’opérations de nettoyage qui atteignent leur summum avec ce que l’on nomme en 1937/38 « La grande terreur ». Outre les minorités ethniques, Staline a cherché à exterminer les populations appartenant aux territoires annexés à la suite du pacte germano-soviétique, puis s’est attaqué  à ceux qui s’opposaient à la resoviétisation des pays baltes : déportation de moldaves ou de contre-révolutionnaires ukrainiens.Dans la nuit du 12 au 13 juin 40000 Arméniens ont  également été déportés vers l’Altaï.

L’Ouroboros

Nikolaï Iejov, exécutant de la grande purge puis assassiné à son tour

Faire peser « ce couvercle de peur » nécessite espionnage et délation, la mobilisation de mouchards.De ce fait le totalitarisme possède aussi son revers puisque nul n’est à l’abri d’une trahison, d’un revirement politique qui conduit les donneurs d’ordre à être à leur tour broyés par la machine stalinienne.Les têtes valsent et tombent au gré des événements. Une même marche vers la mort unit déportés et politiciens: inspecteur général, commissaire, sous-directeur  aucun titre ne résiste à la machine répressive de Staline Si Anikine qui oeuvre pour Béria, l’âme damnée de Staline, parvient à tuer Pliouchkine, puis l’inspecteur général, Sorokine, la mort  de Staline  fragilise à son tour tous ceux qui de près ou de loin ont appliqué la politique du Petit Père des peuples.

Au delà des goulags et des hommes qui meurent en raison du froid, de maladies (scorbut, dysenterie),des conditions de vie ou des cadences imposées dans les chantiers voulus par Staline, la poésie semble incarner non seulement la voix de la rébellion mais aussi l’immortalité de l’art capable de résister aux fluctuations politiques.

Tcharents, poète arménien
La construction du BAM ( La Magistrale Baïkal Amour)
goulag

En effet  tout au long du roman les personnages citent des vers tout d‘abord ceux de Tcharents, poète arménien qui mourut dans un cachot à 40 ans. Puis les vers d’Anna Akhmatova, victime de la répression culturelle de Jdanov, résonnent dans la bouche d’un jeune soldat russe qui est abattu sommairement pour avoir défendu Haïganouch de la tentative de viol de son acolyte.La voix de la poétesse russe, surnommée « la reine de la Néva »  va guider encore  les pas de la jeune femme aveugle privée de repères afin de lui permettre de se diriger vers le camion où elle doit embarquer pour la Sibérie. Porteuse d’espoir, la poésie est promesse de vie, elle réconcilie délateurs et victimes, Ovsep l’héroïnomane ayant trahi ses camarades poètes pour une dose de drogue et  Haïganouch, l’une des survivantes de ce cercle. Elle tisse des liens entre les êtres, rapproche ceux que Anikine a voulu détruire : Assadour et sa mère Haïganouch. Grâce à Agop le fils découvre un poème écrit par sa mère dans une anthologie échouée dans la bibliothèque du goulag.

Parce que selon le philosophe Alain «…. l’amour est un poème, quelque chose que l’on fait, que l’on compose, que l’on veut. », les vers favorisent  aussi la rencontre amoureuse d’ Haïganouch  avec Viktor, le frère du poète Doudorov.

Anna Akhmatova

Le souffle de la Poésie n’épargne personne.Malgré les censures, les hommes au service du Parti sont capables de déclamer les vers de poètes interdits.  Vorokine  entame son premier dialogue avec Assadour grâce aux vers d’Haïgnaouch. Enfin la poésie défie les hommes et les frontières elle se faufile de façon inattendue jusqu’à Paris sous la forme d’une chanson mise en musique par Zazou, l’ami d’Agop qui a pu fuir l’Arménie soviétique et Araxie apprend ainsi que sa soeur, la poétesse Tertchounian, est déportée mais vivante.

Autre symbole de la culture, le piano de Listz  que possédait Anna Akhmatova a survécu en dépit des confiscations et entre en la possession d’Haïganouch. La musique est ce qui permet à l’Arménienne de survivre, de se frayer un chemin et de retrouver sa soeur lors d’un récital à Paris.

beurek, pâtisserie salée fourrée au fromage ou à la viande

Enfin ce livre est un hommage à la culture arménienne, à leur nourriture, à leur goût pour la musique et  à leur sens de la fête.

Ian Manook ne cesse d’évoquer les keuftés, les beureks et ponctue son roman de « Guenatz » qui sonne moins comme une formule apéritive que comme un hymne à la Vie.

Keufté, boulette de viande

Si Araxie la soeur, d’Haïganouch, veille sur sa petite communauté rue du Hêtre-Pourpre c’est qu’elle porte en son coeur cette séparation avec sa soeur depuis la déportation organisée par les turcs. Certes elle fait presque preuve d’endogamie quand elle accepte avec réticence Françoise, la française dont est tombé amoureux son fils,  s’inquiète de voir son fils  s’éloigner de la culture arménienne.Mais elle entend surtout préserver sa petite communauté des vicissitudes qu’elle a vécues et demeurer la mémoire de ce peuple en devenant la gardienne de la culture d’un peuple qu’on a cherché à exterminer.

Publications similaires

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *