Amira Ghenim, Le désastre de la maison des notables

Un roman choral qui, en exploitant un drame survenu dans une famille, aborde à travers l’histoire de la Tunisie le statut de la femme et l’évolution sociale et politique de ce pays.
Ce livre, en donnant la parole non seulement aux maîtres, mais aussi aux domestiques Louisa et Khaddouj qui ont servi, pour la première ,la famille Rassa, pour la seconde les Naifer, nous fait pénétrer dans l’intimité et les secrets de ces hautes familles bourgeoises.


À travers l’opposition de deux familles, l’auteure met en lumière les différentes facettes de la Tunisie. La famille Rassa incarne une vision progressiste et moderne de la Tunisie puisque Si Ali Raassa est soucieux de donner une éducation à ses filles éloignée tout à la fois des écoles religieuses chrétiennes et de l’islam et choisit pour ce faire Tahar Hadad, un intellectuel qui entend libérer la Tunisie du joug de la religion et favoriser l’émancipation de la femme.
À l’inverse, la famille Naifer, dont le père est juge, est ancrée dans des superstitions et des traditions. Si les deux familles vont être unies grâce au mariage de Zbeida, fille d’Ali Raassa avec Mohsen, fils du juge Naifer, le drame qui va avoir lieu dans la nuit de décembre 1935 est l’occasion de dévoiler les éducations différentes de ces deux familles.



Tahar est le fils d’un marchand de poulets alors que Naifer est né « avec une cuillère en argent dans la bouche». De ce fait Tahar entend défendre le peuple alors que Naifer est proche des notables, plus enclin à protéger un protectorat qui sert les intérêts des riches. Leurs différents politiques poussent M’hammed à favoriser les diffamations qui vont aboutir à des critiques de plus en plus virulentes à l’égard de Tahar au point que cet homme, considéré comme un mécréant, sera mis au ban de la société, insulté, traqué, menacé de lapidation et acculé au suicide. Ce même M’hammed attisera également la colère de ses parents et les rancoeurs de son frère, à l’égard de Zbeida qui, par son sens de la liberté, incarne tout ce qu’il hait et refuse
En effet Zbeida est un esprit libre. Amoureuse des lives, elle a été façonnée par la culture française et des auteurs tels que Rousseau ou Hugo.Cet esprit de liberté transparaît d’une part dans sa tenue vestimentaire: elle refuse de porter la voilette noire que les femmes doivent arborer pour sortir, d’autre part dans ses goûts culturels et ses sorties théâtrales.Si elle estime pouvoir choisir son mari, elle doit cependant accepter la décision de son père et le mariage avec Mohsen. En recevant le jour de la mort de Tahard Hadad une lettre accompagnée de livres et de poèmes, elle devient aux yeux de la famille Naifer sujette à l’opprobre. Lorsque l’amour inconditionnel que lui porte Tahar Hadad éclate au grand jour, cette révélation a pour conséquence de ternir la réputation de Zbeida, accusée injustement d’adultère par une belle famille qui ne peut supporter de voir sa réputation souillée.
Zbeida est une victime, celles des préjugés sociaux de son père qui a refusé que sa fille déroge à sa classe sociale en épousant Hadad et celle d’une belle famille enferrée dans son conservatisme et son sens de l’honneur.
Tahard Hadad, qui promeut une vision moderne de la Tunisie éloignée des oulémas et de l’islam, est le détonateur qui permet de faire émerger les choix politiques de ces deux familles ainsi que la lâcheté et les trahisons de ceux qui, tout en soutenant les progressistes, ne vont pas hésiter à sacrifier le jeune intellectuel sur l’autel de la religion.Alors que son livre est censé lui apporter la gloire, des cabales se forment déjà pour provoquer sa chute. M’hammed Naifer fait partie de ceux qui intriguent contre Tahard Hadad, en orchestrant une campagne de diffamation et en ouvrant le feu aux critiques et aux hostilités.L’un et l’autre appartiennent à deux classes sociales différentes.
L’originalité de ce roman consiste à distribuer la parole entre les différents membres de cette famille, en commençant par Hend, la petite fille de Zbeida, et donc la Tunisie de 2013 afin de parcourir les époques qui ont marqué ce pays, 1956 l’indépendance, puis après l’occupation de ce pays par les troupes allemandes, et l’emprisonnement de Bourguiba au fort Saint Nicolas à Marseille, l’après guerre en 1949 enfin les années 71 et 78.

Cette fresque familiale permet de comprendre comment s’est mis en place le protectorat en 1881 avec l’assentiment des dignitaires tunisiens, la France s’appuyant sur une élite intellectuelle issue de la bourgeoisie.L’évocation de Thâalbi, est l’occasion de rappeler qu’il est le fondateur du parti libéral constitutionnel appelé le Destour au sein duquel Bourguiba va militer.
Les deux familles par les choix politiques de certains de leurs membres vont illustrer les deux voies entre lesquelles la Tunisie, va osciller: laïcisation ou religion, notamment à travers la scission qui se produit entre le Destour et le Neo Destour fondé par Bourguiba jugeant l’ancien parti trop timoré.

M’hammed Naifer appartient au comité exécutif de l’ancien parti du Destour alors que le frère de Zbeida et Tahar sont proches des leaders du Néo Destour.Plus occidentalisé, ce parti est favorable aux masses et souhaite lutter contre l’impérialisme des français, favoriser l’émancipation des femmes.
L’accession de Bourguiba au pouvoir en 1956 est une revanche pour tous ceux qui ont lutté à ses côtés, qui ont été exilés voire déportés. En effet Bourguiba permet de faire évoluer le statut de la femme grâce au Code du statut personnel : la polygamie est proscrite et le divorce se substitue à la répudiation.

Le livre en s’ouvrant et se clôturant sur la voix de la petite fille de Zbeida met en lumière cette évolution de la femme qui en 2013, milite, est dotée d’un métier, capable de railler certains hommes de gauche promouvant l’égalité des sexes, alors que leur vie témoigne du contraire. Hend apparaît comme le dernier maillon d’une chaîne qui a permis aux femmes de se soustraire progressivement à la tutelle des hommes.En effet le témoignage de Louisa nous apprend que, dans les campagnes, une femme peut être privée de son héritage.Puis le drame vécue par Zbeida met exergue la toute puissante autorité des hommes puisque son beau-père lui assène des coups de canne pour la corriger d’un possible adultère, et envisage d’ailleurs la répudiation.
Quant à son mari Mohsen, rongé par les soupçons, il lui refusera le divorce, préférant la contraindre à une vie sans amour. Il osera même se marier en cachette avec une jeune femme qu’il fera avorter et stériliser à son insu. Fawzia mariée à M’hammed connaît la violence physique et l’humiliation de la part d’un homme obligé de dissimuler son homosexualité et pour lequel la mariage n’est qu’une couverture.


En évoquant Dar Joued Amira Ghénim nous rappelle que ce lieu était un établissement pénitentiaire dans lequel étaient envoyées les femmes considérées comme rebelles à leurs époux. Dire de Hend qu’elle est la « descendante de Zbeida et de Tahard Hadad » c’est reconnaître le long chemin vers la liberté que les femmes ont dû vivre avant de pouvoir devenir indépendantes.
Un roman captivant qui prend des allures d’enquête car l’on veut savoir ce qui s’est réellement passé à la fois lors du drame de décembre 1935 et entre Zbeida et Tahar Hadad. La seule vérité qui émerge est celle d’une Tunisie qui a cherché sa voie en devenant indépendante, mais qui n’a pas toujours su résorber les inégalités sociales.Si l’auteure, par la voix de Hend rend hommage à Bourguiba et Ben Ali par rapport à ce qu’ils ont apporté aux femmes, elle met également en lumière les faiblesses économiques qui ont conduit en 1984 aux émeutes du pain ainsi que la tentation d’avoir recours à la force et à l’autoritarisme pour mener une politique qui ne se préoccupe pas toujours des plus démunis.