ALLEMAGNE

REGINA SCHEER, LE CHANT DU GENÉVRIER, ou le fiction au service de l’Histoire
Un roman polyphonique au cours duquel cinq personnes prennent la parole à tour de rôle pour reconstituer non seulement des parcours de vie, mais aussi contribuer à l’édification d’une vérité historique celle de la RDA sur une période allant de la seconde guerre mondiale à la réunification de l’Allemagne .
LE CHAOS DE L’HISTOIRE: DES FRONTIÈRES MOUVANTES

Régina Scheer en ancrant une partie de son roman sous la seconde guerre mondiale entend montrer les troubles que cette période a générées.
En effet certains territoires soviétiques vont être conquis et Smolensk en 1941 passe ainsi sous occupation allemande, ce qui va entraîner des déplacements de population. La ville ne redeviendra soviétique que lorsque Staline va lancer son offensive en 1943.Natalia prisonnière de guerre va arriver à Machandel, village fictif d’ Allemagne, où elle n’aura de cesse que de faire oublier ses origines russes et se fondre dans la masse des réfugiés afin de ne pas être rapatriée en Union soviétique à la fin de la guerre.Plus tout à fait russe, ni tout à fait allemande, au delà des nations, sa patrie c’est ce village où elle va connaître l’amour, donner naissance à sa fille, Léna, et nouer des amitiés avec Marlene puis Klara, l’une des principales voix de ce roman.
SUPRÉMATIE DU COMMUNISME
Dans ces rapports de force qui broient les hommes, effacent les territoires au gré des événements, s’affrontent également deux idéologies : le communisme et le nazisme. Or Régina Scheer semble avoir à coeur de nous dévoiler l’instabilité des régimes en mettant en lumière les conflits qui ont miné le monde.

En effet si les soviétique sont auréolés du prestige d’avoir vaincu Hitler, les exactions commises par l’armée rouge, notamment le massacre de Katyn, ou le viol de ce certaines femmes ainsi que le totalitarisme des régimes qu’ils mettent en place au lendemain de la guerre leur enlèvent toute grandeur.


Grâce au personnage d’Hans Langner, prisonnier à Sachsenhausen qui va vivre la marche de la mort en compagnie de deux tchécoslovaques, on va comprendre comment l’Union soviétique met en place sa domination sur les pays de l’est.
Instructeur clandestin du parti communiste, ayant oeuvré pour Thälmann, il acquiert un poste de ministre au sein de la RDA. Mais au fil des années et des purges la plupart de ses amis, accusés d’être des contre-révolutionnais ou des ennemis du socialisme, vont périr.
Lui seul parvient à traverser accusations et procès. Trahison ou lâcheté, il a surtout cherché à ne jamais trahir son serment de « demeurer un soldat de la Révolution ».
VALSE DES TÊTES: Staline, Khrouchtchev, Gorbachev
Les hommes d’état ou les chefs politiques se succèdent : après la répression, au fil des régimes, on réhabilite ceux que l’on a arrêtés, tués ou auxquels on a attenté des procès.

Alors que le printemps de Prague a lieu en 1968, les chars soviétiques entrent dans la ville et paradoxalement des hommes ayant lutté jadis contre Hitler se trouvent emprisonnés à vie.
Le foisonnement des voix celle de Natalia, celle de Klara la fille de Hans, celle d’Herbert l’ami de Jan, frère de Klara, enfin d’Emma, amie de Klara ne font que traduire cette instabilité politique et cet effacement du passé face auquel seule la mémoire peut apposer sa force.
Avec ces différents témoignages un jeu d’oppositions subtil se met en place. Régina Scheer renvoie dos à dos les événements : les condamnations à mort lors du procès Waldheim aux condamnations à mort dans le camp de Sachsenhausen, la marche de la mort puis la marche de la paix en hommage à Olof Palme. À l’emprisonnement du père dans un camp nazi répond celui de son fils, accusé d’avoir pris des photos lors de l ‘arrivée des chars soviétiques à Prague et de dévoiler les dysfonctionnements de la RDA.
DES TÉMOIGNAGES POUR LUTTER CONTRE CET EFFACEMENT
La succession des événements politiques contribue à cet effacement du passé et rend dérisoires parfois les combats menés par certains hommes. Garder en mémoire, convoquer des souvenirs est une façon de s’insurger contre cet effacement. Klara, la fille d’Hans Langner, sur laquelle s’ouvre et se clôt le livre marque donc cette résistance à l’oubli.
Machandel, village fictif du Mecklembourg a réuni tous les protagonistes de ce roman, Klara en s’établissant dans ce village découvre progressivement de vieux journaux collés derrière une tapisserie, voire des objets enfouis dans la terre qui témoignent des différentes occupations vécues par ces lieux, enfin des photos. Ces vestiges stimulent ce besoin d’enquêter afin de débusquer derrière les silences ou les non dits les secrets tus.
Face à la mouvance des lieux, des événements politiques, elle incarne cette mémoire qui entend rendre hommage aux victimes notamment à Marlene décédée à Schwerin ou à ces anonymes qui, dans les cimetières, sont placés à côté de leurs bourreaux sans que rien ne les distingue au point qu’après la chute de la RDA cette égalité choque la jeune femme.


MÉMOIRE ET TRANSMISSION : le conte du genévrier

Cette quête mémorielle va de pair avec ce conte sur lequel elle travaille pour sa thèse et qui s’intitule le chant du genévrier.Ce conte qui narre le meurtre d’un enfant donné à manger à son père par la belle-mère fait écho aux trahisons et mensonges dont se repaît la RDA.Recueillir les ossements de l’enfant afin qu’ils puissent être enterrés sous le genévrier et renaître en tant qu’oiseau n’est pas sans rappeler la démarche de Klara qui entend récolter les souvenirs passés afin, d’une part de redonner vie aux morts, dévoiler la vérité et, d’autre part continuer à faire vivre ce frère dont elle n’a plus de nouvelles depuis son départ pour l’ouest en 1985. C’est permettre aux chansons anciennes évoquant ce conte de perdurer, c’est montrer qu’au delà des frontières les chants proviennent parfois d’un même creuset tout comme ce poème figurant sur une carte de condoléances allemande et qui provient d’une épopée géorgienne : les hommes dressent des frontières, érigent des murs et sèment la haine alors que la littérature est avant tout un échange, voire un palimpseste.
DÉCLIN ET FIN D E LA RDA
Enfin Régina Scheeer nous offre un tableau précis des mensonges politiques et de la vie des habitants de RDA, la façon dont on édulcore l’accident de Tchernobyl, la façon aussi d’élever des enfants avec le concept d’ennemi de classe.
le climat politique de la RDA contribue à créer des tensions au sein de la famille Langner au point que Jan le frère de Klara, très souvent en conflit avec son père, partira à l’ouest en 1985, comme Wolf Biermann dont le père fut tué par les nazis mais qui a subi l’oppression des censeurs-est allemands.
L’auteure nous fait vivre la désaffection de ces jeunes allemands de l’est à l’égard du communisme, après l’espoir que suscita la RDA, puis le déclin de la RDA : l’organisation des pionniers d’Ernst Thälmann qui organisait la jeunesse communiste ne sera dissoute qu’en 1990. .



Les problèmes conjugaux que connaissent les couples Langner, ceux de la fille et de son mari, voire d’Herbert et de sa femme nous aident à appréhender ces fissures qui sapent l’appareil d’état.
Si Johanna s’éloigne de son mari c’est qu’elle ne supporte plus la passivité de son mari face aux exécutions de ses amis communistes, ce dont elle le rend responsable.
Plus la RDA s’oppose au désir de liberté qui sourd à travers certains mouvements contestataires, plus elle resserre son étau et sa surveillance.La Stasi omniprésente espionne, met sur écoute les gens, infiltre des groupuscules, enlève les enfants à leurs parents. Elle exacerbe les dissensions politiques au sein des couples provoquant ainsi la séparation de Maria et Herbert tout comme celle de Michael et Klara.
Un live passionnant qui, avec ses analepses temporelles, épouse le flux des souvenirs tout en construisant une vérité historique. Régina Scheer oscille entre fiction et réalité historique. Elle nous fait prendre conscience de l’éphémérité des événements des lieux, des enjeux politiques, des idéologies et nous apprend qu’aller à la rencontre des hommes est ce qu’il y a de plus important au cours d’une vie.