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AKIRA MIZUBAYASHI, Suite inoubliable

EN BREF

Du Japon à Paris, de 1945 à 2016, des musiciens se succèdent, désireux de jouer La suite pour violoncelle de Johann Sebastian Bach. Des affinités spirituelles se créent et des amours éclosent dans cette éternité offerte par la musique.

Une architecture musicale

POUR ALLER PLUS LOIN

Le titre nous plonge d’emblée dans l’univers de la musique puisqu’il fait allusion à l’ensemble des Suites pour violoncelle composées par Johann Sebastien Bach vers 1720 alors qu’il a perdu sa femme Maria Barbara.D’emblée Mizubayashi donne le ton de ce roman qui oscille entre mort et amour, ténèbres et lumière.

La structure du récit épouse celle de ce morceau musical. Le premier chapitre s’ouvre sur un prélude suivi des danses traditionnelles : une allemande, une courante, une sarabande, deux menuets puis une gigue. Les temporalités affectées à ces danses, 1945 ou 2016, voire 2017 pour la dernière, permettent de créer un dialogue entre passé et présent, entre les morts et les vivants entre la laideur de la  seconde guerre mondiale et la beauté de la musique, fil d’ariane de ce roman.

Au grand dam des musiciens: le fléau de la guerre

Soldats japonais au moment de la seconde guerre mondiale

En effet le contexte de la guerre est omniprésent. 

C’est sur la dernière nuit d’amour du violoncelliste Ken Mizutani avec sa luthière Hortense Schmidt que commence le roman, alors que le jeune homme a reçu son papier pour incorporer l’armée japonaise, le 3 avril 1945. Une analepse ensuite permet de suivre l’évolution du jeune musicien surdoué jusqu’à ce jour fatal où il doit partir combattre. 

Edwar Elgar
Hiro-Hito, empereur du Japon

Au delà du parcours qui mène Ken du Japon à Paris, pour ses études, de sa réussite au concours international de Lausanne en février 1939, de la création d’un trio cordes à son retour au Japon, Mizubayashi entend faire réfléchir le lecteur aux conflits qui détruisent la vie des hommes. C’est la raison pour laquelle Ken présente au concours de musique le Concerto d’Edwar Elgar. Ce compositeur britannique du début du siècle, très marqué par la guerre, a composé cette oeuvre pour témoigner des 11 millions de morts de la première guerre mondiale. Cette analepse permet d’ailleurs à l’auteur d’introduire l’anecdote du « Poilu ». Deux soldats menuisiers, qui ont construit un violoncelle pour leur ami musicien Maurice Maréchal, le professeur de Ken, ont perdu la vie aussi durant la Grande guerre. La dernière phrase qui clôt l’analepse, au moment où Ken se sépare de ses amis  du trio à cordes, est symbolique:  » Enfin, il disparut dans les ténèbres. »

Mais cette folie meurtrière est avant tout celle d’un Japon qui se trouve sous la coupe d’un empereur érigé au rang de Dieu. Afin de dénoncer  ce fanatisme qui conduit les dirigeants à exiger le sacrifice de jeunes étudiants Mizubayashi introduit parallèlement à Ken un autre garçon Tetsu, appelé  sous les drapeaux en février 1945 et qui décède trois semaines plus tard.

Hommage à Bach

J.S. Bach

Choisir un musicien du XVIIIe siècle permet à l’auteur d’ancrer son roman dans la lignée du siècle des lumières.Bach fait partie de l’Aufklärung. Il a toujours concilié raison et foi, mysticisme et rationalisme. Ce que Mizubayashi veut nous montrer c’est que la musique éclaire les hommes. On peut lui appliquer cette citation utilisée par Dumarsais pour définir le philosophe: « il marche la nuit, mais il est précédé d’un flambeau. » Si la guerre empêche les hommes de raisonner, la musique, par son langage propre, est un moyen de lutter contre tout asservissement mental, tout embrigadement en nous élevant vers des sommets plus nobles.Des images faisant appel à l’envol ou à la lumière contrastent ainsi avec les expressions employées pour caractériser le Japon durant cette période: « un enfermement délétère qui coupait les ailes à tout cosmopolitisme ».

Dans cet univers impérialiste qui exige soumission absolue, les ignorants sont plus appréciés que les lettrés .Tetsu, tout comme son père, est féru de lecture, des philosophes.Adepte de Rousseau et du Contrat Social,  il ne peut que se sentir marginalisé dans un pays ayant sombré dans la barbarie.

La force de la Musique

La musique recèle de plus la  même force que la religion car, loin de diviser, elle rassemble les hommes dans une fratrie universelle.Elle leur permet de communier avec la même ferveur.En témoigne le concert clandestin auquel participe le trio à cordes alors que la guerre fait rage. Plongés dans l’obscurité, dans l’arrière salle d’une librairie, les hommes ne sont plus que des ombres, revenus à une forme de néant, auditeurs et musiciens forment un tout, car la musique balaie toutes les entraves en ramenant les hommes vers plus d’intériorité et de spiritualité.

La musique a  également le pouvoir de ramener à la vie les morts et de créer des ponts avec les disparus. Ken en s’exerçant dans la clairière jadis fréquentée par le père de Tetsu, après la mort de son fils, découvre l’inscription laissée en latin par celui-ci: « Paix aux hommes de bonne volonté ». Ces paroles extraites de la Missa solemnis de Beethoven deviennent un acte de résistance et de ralliement pour tous ceux qui veulent échapper au despotisme. Ces quelques mots suffisent alors à faire de Tetsu le frère spirituel de Ken, au point que, défiant les mois qui les séparent, Ken éprouve le désir d’écrire une lettre au jeune homme déjà décédé.

Dans cet envol qui la caractérise la musique franchit allègrement tous les obstacles du temps.Elle prend la forme d ‘un violon, devenu le substitut de Ken afin de  recréer la genèse familiale et faire découvrir à la luthière  Pamina que son père est le fils de Ken Mizutani.Les noms que portent les violons ont des résonances significatives qui justifient le rôle joué par la musique dans ce roman : Pax Animae et Amor. Si Pamina peut remonter à la source de son histoire familiale grâce à un violon, cet instrument est aussi à l’origine de sa rencontre amoureuse avec Guillaume Walter.

Matteo Goffriller
Pablo Casals peint par Koloschcka, 1954

Les morceaux musicaux agissent  sans arrêt comme des signes du destin voulus par les morts, des traits d’union entre les êtres : les morceaux joués par Ken, et avant lui Pablo Casals, sont repris par  Guillaume Walter , la Suite pour violoncelle, le Concerto d’Elgar, Le Chant des oiseaux .Or la fracture  d’âme intervient après le Chant des oiseaux comme un écho à cette fêlure ressentie par Ken au moment où il doit partir à la guerre et où il découvre l’inscription de Tetsu. À la douleur et à la perte, la musique apporte un message de paix et de réconciliation. Le Chant des oiseaux qui fut joué par Pablo Casals devant le Conseil des Nations Unies et  devant Kennedy est un hymne à la Liberté. Casals dont le nom est cité à plusieurs reprise, qui a refusé de jouer en Allemagne et a dû fuir la dictature franquiste, incarne cette aspiration à la PAIX que porte ce roman.

Ainsi donc le choix du titre  illustre la force de transmission que porte la musique, il constitue un clin d’oeil au précédent roman de Mizubayashi intitulée  Âme brisée, dans la mesure où deux personnages du précédent roman se retrouvent dans ce nouveau roman: Jacques Maillard et Midori; Mizubayashi, prouve ainsi que les vies éphémères des hommes sont transcendées par la musique.

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