PHILIPPE COLLIN, le Barman du Ritz

Un livre qui en alternant journal intime et récit à la troisième personne nous plonge dans l’atmosphère du palace parisien, Le Ritz , durant les 4 années d’occupation.


Juger hâtivement Frank Meier consisterait à le condamner pour avoir non seulement fréquenté des allemands, côtoyé le gratin de l’occupation, mais aussi bénéficié d’un cocon qui l’a mis à l’abri de la famine, des privations et des bombardements, voire des persécutions.
L’intérêt du roman repose cependant sur la personnalité de ce juif qui, originaire du Tyrol, a été baptisé catholique.Possédant une double culture, à la fois germanique et française, lecteur des Souffrances du jeune Werther, sensible au Traumerei de Schumann, il est conscient que ses désirs de liberté sont la conséquence d’un excès de discipline et d’ordre. De ce fait Il oscille sans arrêt entre irrévérence et soumission. Il suffit d’un interrogatoire pour qu’il ait soudain la sensation d’être de nouveau sur le sentier de la guerre, habile à déjouer les pièges contenues dans les questions de la Gestapo

Grâce à son personnage principal, Collin exploite le topos du theatrum mundi pour dépeindre ce microcosme parisien de l’occupation.Le bar apparaît comme un théâtre où chacun arbore un masque,Frank joue la comédie, respectueux envers l’occupant, il fait fabriquer de faux papiers pour les juifs et met tout en oeuvre pour que Luciano, son apprenti d’origine juive échappe aux allemands. Derrière la servilité des officiers de la Wehrmacht à Hitler, Speidel ou Carl Heinrich von Stüpnagel, apparaissent bientôt des conjurés décidés à assassiner le Führer.La beauté et la mondanité de la nièce de Carlis n’est qu’un leurre pour espionner et contribuer à favoriser les soulèvement de certains officiers.Enfin la femme du directeur adjoint du Ritz dissimule également ses origines juives en côtoyant des gens qui la révulsent.

Pour mieux mettre en valeur la scandaleuse opulence de ces hautes classes, Pilippe Collin oppose l’atmosphère feutrée du Ritz à ce qui se passe à l’extérieur. Tandis que le Ritz affiche complet, que le champagne coule à flots, que les mondains se gavent de mets raffinés, les parisiens font la queue, réduits à manger rats ou chats. Il oppose le monde des artistes et de la culture au quotidien des parisiens. Arletty, Guitry, Cocteau Lifar fréquentent le Ritz et se plient aux exigences de la propriétaire du Ritz afin de séduire les occupants.

L’auteur en profite pour nous révéler la mesquineries de Coco Chanel qui voulant reprendre la propriété de ses parfums par rapport à ses associés juifs, fait intervenir les autorités allemandes.Non content de faire allusion à son amant allemand le baron Von Dickelage, il nous dévoile toutes ses faiblesses son avarice et son goût pour la morphine.
Un livre passionnant qui à travers les yeux de Frank Maier nous invite à suivre le destin d’un hôtel et à explorer les bassesses de l’humanité.
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Philippe Collin découpe son livre en 7 parties qui suivent les différents mouvements de la guerre : guerre de position, en juin et juillet1940, puis guerre de mouvement en août 1940-septembre 1940, s’ensuit l’extension du conflit en mai-août 1941 puis la guerre d’usure en février et juillet 1942, la guerre totale en mars juillet 1943, enfin l’état de siège en février-juillet 1944.Ce faisant l’auteur va filer cette métaphore pour camper son personne principal Frank Meier ancien soldat de la guerre de 1914.En effet dès l’arrivée des allemands, il appréhende cet événement comme une nouvelle campagne à mener, derrière son bar, comme dans une tranchée, il entend tenir ses positions. « Tenir sa ligne » consiste pour ce barman à faire preuve de courtoisie sans rien dévoiler de ses pensées réelles ou de ses aspirations. Ce bar lui confère dignité et importance. Il est un lieu stratégique, à la fois son poste d’observation, un lieu d’écoute lui fournissant par moments le moyen d’entrer secrètement en résistance. Il représente toute sa vie au point qu’à la fin du roman, lorsque l’hôtel est devenu une sorte de camp retranché, il reste fidèle à son poste, allant jusqu’à dormir sur le sol, il n’entend pas déserter, ni faillir à son honneur Alors que les Alliés arrivent, il veut assumer pleinement ses responsabilités.
Si ce livre révèle les turpitudes d’une certaine bourgeoisie soucieuse de son argent et de son train de vie, il nous révèle également la complexité d’une âme placée sous le signe de la dualité.
Frank Meier, un nouveau Janus
À cela s’ajoute un milieu pauvre, une misère qu’il n’a cessé de fuir : un père cordonnier, obligé de travailler dans une manufacture de bottes pour officiers, une mère employée dans une usine de machine-outils et lui -même réduit à travailler 12 heures par jour dans un atelier de peignage.Très jeune ses rêves prennent la forme d‘une bourgeoise fortunée qu’il souhaite intégrer. L’Amérique lui offre la possibilité de gravir les échelons sociaux de la haute bourgeoisie.
Si Charles Mahoney l’initie à l’art du cocktail, Frank Maier devient très rapidement, sous sa férule, le barman incontournable des soirées new yorkaises.Commence pour lui l’apprentissage des usages et des codes de ce monde fantasmé qu’il parachève en devenant barman du Ritz.Toutefois Frank Meier n’abandonne jamais sa lucidité, conscient de ses lâchetés, de ses compromissions, de ses amours illusoires, il sait qu’il évolue entre deux mondes et, sous sa façade policée, demeure au fond de lui l’enfant pauvre qu’il a toujours été.Il prend graduellement conscience au fil de ces 4 années d’occupation qu’il n’intégrera jamais ce monde des riches, lui qui a roulé en Bentley, et qui a revêtu des costumes de luxe, lui qui a été l’ami de Fitzgerald, apprend à accepter ses origines.Après avoir renié ses parents, il tire enfin la leçon de ses observations:la médiocrité n ‘est pas l’apanage des pauvres mais de ceux qui ont abandonné toutes valeurs.
Le Ritz est un théâtre
Mais Frank acteur est aussi spectateur, ce qui lui permet de dénoncer le masque hideux porté par la bourgeoisie, celui de l’avilissement afin de conserver son statut et de pouvoir continuer à évoluer dans le luxe.Collin nous dépeint la dégradation de cette classe sociale qui en vendant son âme au diable perd de sa grandeur. Il nous montre combien les frontières deviennent poreuses avec l’arrivée de nouveaux riches émanant des bas fonds, la collusion entre les escrocs et la Gestapo, telle la bande d’ Henri Lafont.Il montre le pouvoir que l’argent exerce sur les gens, l’enrichissement de ses nouveaux riches suscitant des convoitises et attisant la délation : 1500 lettres par jour.
Une France coupée en deux

Au sommet de cette bourgeoisie, la propriétaire du Ritz, Marie-Louise, incarne incontestablement cette âpreté à défendre son bien.Prête à aller à la rencontre des Alliés, à faire traîner un journal de la résistance sur un guéridon, elle, maîtrise l’art de la mise en scène et ne recule devant rien pour sauver son hôtel.Elle n’hésite pas à satisfaire les appétits de Goering en matière d’objets d’art ou à organiser une réception pour fêter la promotion de Lafont en tant qu’Haupsturmführer. Elle favorise ce mélange entre artistes, collaborationnistes et voyous. On comprend ainsi comment le Ritz ouvert en 1898 grâce à son mari et Escoffier a traversé l’Histoire.

